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Black Metropolis

Avant-propos



Vers la fin des années 1970, Erving Go man et moi étions à déjeuner lorsqu’il me raconta comment, avec Howard S. Becker et quelques jeunes diplômés de l’université de Chicago, ils s’impatientaient dans l’immédiat après-guerre d’enfin « avoir entre leurs mains » Black Metropolis, ce livre d’Horace R. Cayton et St. Clair Drake depuis longtemps annoncé. Goffman me disait qu’ils l’ « attendaient en retenant leur souffle » et que nombre de ses pairs le considéraient comme un chaînon manquant, qui allait être pour des générations essentiel à la connaissance des relations interraciales aux États-Unis. Une sorte de bible, pour tout dire, s’ajoutant à la littérature existant sur le sujet. Alors que j’étudiais dans cette université, cet ouvrage a été à l’origine de ma vocation pour les sciences sociales, et plus particulièrement la sociologie urbaine. Les descriptions et analyses ethnographiques de Black Metropolis ont grandement contribué à la compréhension du problème le plus complexe des États-Unis, à savoir le constant défi  que représente l’intégration ou l’incorporation du peuple noir dans la société.


Fruit des techniques d’observation participante, des statistiques descriptives et des analyses historiques conduites par Cayton et Drake, deux éminents sociologues africains-américains formés auprès des meilleurs spécialistes du moment, notamment Robert E. Park, Ernest W. Burgess et W. Lloyd Warner, Black Metropolis (1ére édition 1945) complète et souvent corrobore le travail fondateur du W.E.B. DuBois de The Philadelphia Negro (1899).


Une périodisation schématique du statut des Noirs américains distingue trois grandes époques : esclavage, de 1619 à 1865 ; post-esclavage, ou phase des castes, de 1865 à 1965 ; et puis, le temps des protestations et des rébellions de masse, de l’incorporation raciale et du retour de bâton, de 1965 à nos jours.


La réduction esclavagiste d’êtres humains à l’état de biens meubles a placé le peuple noir au bas de l’ordre racial américain. Après l’Émancipation, ce système de servitude a été supplanté par une hyperségrégation des Noirs et leur subséquente ghettoïsation. À mesure qu’ils immigraient dans les villes et les cités du Nord et du Sud, en particulier à Chicago, cette stigmatisation les a à la fois suivis et précédés. Ils y ont constitué des communautés qui paradoxalement servaient de havres sûrs. Le mot de « ghetto » a été peu à peu adopté pour désigner ces regroupements de population tel le vaste quartier noir de Chicago, dont les Africains-Américains de tout le pays ont d’une manière ou d’une autre imité la forme. Ce confinement – la ghettoïsation – a de fait renforcé ce que l’esclavage avait imposé, l’assignation des personnes noires à une « place » subordonnée, non seulement comme citoyens de deuxième classe mais comme sous-classe quasi dépendante des largesses sociales, politiques et financières de l’ensemble de la société blanche.


Le mouvement de lutte pour les droits civiques a débuté avec le refus historique (1955) de Rosa Parks de s’asseoir à l’arrière d’un autobus de Montgomery (Alabama), et d’autres actes de protestation raciale. Émeutes, désordres et rébellions diverses s’en sont suivis dans toutes les agglomérations urbaines, surtout dans les ghettos noirs de Chicago, Detroit, Newark, Harlem, Baltimore et Washington. En réponse, la société blanche s’efforça de « calmer » cette tourmente sociale et d’apaiser la population noire par des lois sur les droits civiques, des politiques d’action positive et d’autres mesures législatives faisant des Africains-Américains des citoyens à part entière. D’innombrables Blancs soutinrent ces évolutions, quand pléthore d’autres se sentaient dépossédés de leurs propres droits et privilèges revendiqués, par suite de l’inclusion du peuple noir.


On a parfois qualifié de « seconde Reconstruction » cette période ayant abouti à la formation de la plus grande classe moyenne noire de l’histoire américaine. Cependant, à mesure que dans les espaces habituellement occu- pés par les Blancs augmentait la présence des Noirs, ces derniers se heurtaient souvent à une réactivation brutale de la ligne de couleur. Terrible contrecoup face aux avancées et aspirations légitimes de citoyens américains ordinaires désormais reconnus comme tels et bien décidés à jouir pleinement de leurs droits tout en accomplissant leurs obligations et devoirs.


La Métropole Noire – le ghetto – est devenue autre chose qu’un simple lieu ou espace public : fortement associée à la pauvreté, la violence et le crime, elle s’est muée en symbole négatif s’attachant à toutes personnes de couleur qui se frayent un chemin dans la société, singulièrement celle des Blancs. Celles-ci se voient ainsi lestées d’un « déficit de crédibilité » qu’il leur faut travailler à démentir afin d’établir des relations de confiance. Elles doivent convaincre leurs homologues blancs et d’autres encore que les stéréotypes généralement véhiculés à propos du ghetto ne s’appliquent pas à elles personnellement – exploit très difficile voire impossible à réaliser lors d’interactions brèves. Pour quantité de Noirs qui continuent de vivre dans le ghetto du centre-ville, ou dans ce qui subsiste de la Métropole Noire telle que l’ont éloquemment décrite les messagers que furent Cayton et Drake, l’égalité raciale se résume à un idéal lointain, du reste précaire.


Black Metropolis nous donne les clés de compréhension de l’époque actuelle héritière du mouvement pour les droits civiques après la mort de Martin Luther King, Jr. et les insurrections de masse des années 1960 et 1970. Elle résulte de l’incorporation du peuple noir dans le système racial américain et de la dynamique d’avancées et de reculs, d’amour-haine liée à la persistance de réactions négatives des Blancs envers une population aussi socialement méprisée que les Noirs des États-Unis. Ce livre – véritable chef- d’œuvre – offre un tableau fidèle de l’ère de la ségrégation et des implications déterminantes pour notre appréhension de la postérité des castes raciales. Nos deux auteurs ont ainsi soulevé des sujets et des interrogations qui sont au cœur de nos préoccupations et font toujours de ce livre une lecture indispensable à quiconque entend y voit clair dans les relations entre les races aux États-Unis.


C’est avec une vive satisfaction que je salue la traduction en français de cet ouvrage, qui vient confirmer son actualité et le rend ainsi accessible à un vaste public francophone. Celui-ci pourra trouver là un témoignage en profondeur de l’expérience urbaine d’une minorité, tout comme un éclairage sur sa propre condition, minoritaire ou non. Que les pages qui suivent permettent de se situer dans le monde contemporain ne sera pas la moindre de ses nombreuses qualités.

Elijah Anderson, Yale University, août 2024. Traduit par Frédéric Eugène Illouz.




Préface de l’édition originale, Richard Wright


C’EST AVEC ENTHOUSIASME ET FIERTÉ QUE J’ENTREPRENDS DE PRÉSENTER AUX LECTEURS l’étude intitulée Black Metropolis, une étape décisive pour la recherche et une réelle avancée scientifique. Avec St. Clair Drake et Horace R. Cayton, les auteurs de ce livre, je m’identifie personnellement à son contenu. Nous avons tous trois vécu certaines de nos années les plus formatrices à Chicago ; de fait, Horace Cayton y habite encore. Aucun de nous trois n’y est né, mais c’est notre soif de liberté qui nous y a conduits... Drake venait du Sud ; Cayton du Nord-Ouest ; j’étais originaire du Mississipi. Et là, dans cette grande cité de fer, cette ville impersonnelle, mécanique, dans la vapeur, la fumée, les vents chargés de neige, ou sous un soleil brûlant , dans cette ville consciente d’elle-même, cette ville si brutalement spectaculaire, si stimulante, nous avons saisi les chuchotements du sens que pourrait prendre la vie, et avons été poussés et dominés par des faits beaucoup trop grands pour nous. Nombre de migrants comme nous ont été entraînés et poursuivis, à la manière des personnages d’une tragédie grecque, sur le sentier de la défaite ; mais la chance devait être avec nous puisque d’une façon ou d’une autre nous avons survécu ; et, pour ceux d’entre nous qui ne s’en sont pas sortis, nous ten- tons de reprendre à notre compte l’invitation d’Hamlet exhortant Horatio :


Si jamais j’ai eu place dans ton cœur, 

Prive-toi un moment de la félicité,

Et dans cet âpre monde exhale ton affliction, 

Pour conter mon histoire.


À Chicago est née la pensée Noire la plus incisive, la plus radicale ; il y a dans cette ville une beauté ouverte et crue qui semble soit tuer, soit insuffler l’esprit vital. J’ai ressenti les extrêmes en puissance — la mort et l’espoir — cependant qu’à demi affamé et effrayé, je vivais dans une ville où je m’étais réfugié avec le fol désir d’écrire, de raconter mon histoire. Mais cette histoire je l’ignorais, et ce ne fut pas avant ma rencontre fortuite avec la science que je découvris en partie la signification de l’environnement qui me malmenait et me narguait. J’ai trouvé, chemin faisant, les travaux de personnes qui étudiaient la communauté noire et sa vie urbaine à partir des faits, et observé que l’art sincère et la science honnête n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre, qu’ils pouvaient s’enrichir mutuellement. L’énorme montagne de faits accumulés par le département de sociologie de l’université de Chicago m’a fourni ma première vision concrète des forces qui façonnaient le corps et l’âme du Noir urbain. (Je n’ai jamais étudié à cette université ; il y a peu de chance que j’eusse été admis à l’examen d’entrée.)


Des travaux scientifiques d’auteurs tels que feu Robert E. Park, Robert Redfield et Louis Wirth, j’ai tiré l’orientation de mon ouvrage documentaire, 12 000 000 Black Voices [1941] ; de mon roman Native Son [1940] ; c’est dans ces faits scientifiques que j’ai puisé une part de l’inspiration nécessaire pour écrire Uncle Tom’s Children [1938] et Black Boy [1945]. Black Metropolis, rapport scientifique de Drake et Cayton sur le citadin noir, dépeint l’environnement dont sont issus les Bigger Thomas [personnage principal de Native Son] de notre nation ; l’environnement des patrons d’industrie [Bosses of the Buildings] ; et l’environnement vers lequel garçons et filles noirs se tournent quand ils entendent le mot Liberté.


Chicago est cette ville bien connue ; on en sait beaucoup sur elle, comment elle est gérée, comment elle tue, comment elle aime, vole, aide, donne, triche et écrase plus qu’aucune autre ville au monde. Chicago est une ville nouvelle ; elle a grandi davantage en cent ans que Paris en deux mille ans. Aujourd’hui à Chicago vivent des hommes dont les pères l’ont vu naître et l’ont aidée à grandir. Eu égard à son jeune âge, on peut la connaître bien différemment de maintes autres villes. Les étapes de sa croissance complexe sont autant de vivants souvenirs.


Chicago laisse, semble-t-il, une empreinte forte sur ceux qui l’habitent ; il y eut tant de romans, poèmes et pièces réalistes écrits sur Chicago par ceux qui y ont vécu que le terme École de Chicago est apparu : Sandburg, Anderson, Dreiser, Farrell, Levin, Cohen, Algren, Masters, Conroy ; et même Sinclair Lewis y a résidé un temps. Pendant près de deux générations, leur imagination féconde a donné à une bonne part de la nation sa sensibilité et son cadre de pensée littéraires.


Mais la magie de Chicago s’est propagée au-delà du champ littéraire ; il n’est pas moins intéressant de constater combien les scientifiques se sont appuyés sur cette ville pour leurs analyses fondamentales de la société américaine. C’est dans le courant de recherche scientifique de Chicago que l’on trouve une affinité étroite entre la sociologie, la psychologie et l’anthropologie. Et ceux qui s’y sont le plus illustrés, Louis Wirth, Robert Redfield et le défunt Robert E. Park n’ont pas craint d’inciter leurs étudiants à faire confiance à leur sensibilité devant une situation ou un événement, ni hésiter à souligner le rôle de la perspicacité et à mettre en garde contre une dévotion servile aux chiffres, aux diagrammes, aux graphiques et aux techniques scientifiques stériles. Le Tepoztlán de Robert Red eld [1930], The Ghetto de Louis Wirth [1928], The Marginal Man d’Everett V. Stonequist [1935], The Gang de Frederick M. Thrasher [1927], The City de Park et Burgess [1925] et The Gold Coast and the Slum de Harvey W. Zorbaugh [1930] sont de brillants exemples de l’usage scientifique de la perspicacité et du sentiment.


Aucune autre communauté en Amérique n’a été étudiée avec autant d’intensité ni été l’objet d’un examen aussi remarquable que le South Side de Chicago. C’est au département de sociologie de l’université de Chicago qu’ont été formés et encadrés E. Franklin Frazier, qui a produit The Negro Family in Chicago [1932] et The Negro Family in the United States [1939], Bertrand Doyle, auteur de The Etiquette of Race Relations in the South [1937] et Harold F. Gosnell, avec son Negro Politicians [1936]. Dans nulle autre ville n’a été exposée aussi clairement la différentiation entre groupes et races ; ou, de façon aussi éclatante, comment par exemple varie le taux de naissance, de décès, etc., à mesure que les gens quittent le centre-ville pour s’installer à la périphérie. En bref, voilà l’ampleur des recherches ayant précédé Black Metropolis de Drake et Cayton.


Qu’il me soit permis d’emblée d’avertir franchement le lecteur : ce n’est pas un livre facile. Pour le comprendre il vous faudra peut-être vous arracher assez violemment à vos habitudes de pensée. On n’a pas essayé de minimiser, d’escamoter, d’embellir la réalité brute ou de la faire passer pour agréable à seule fin de ménager les âmes sensibles. Les faits de la vie urbaine présentés ici le sont dans leur forme la plus sombre, leur manifestation la plus crue ; non que les auteurs eussent voulu choquer mais parce que le contexte d’où ces faits sont issus les a ainsi forgés. Les exposer autrement eût été nier l’humanité du Noir américain.


Black Metropolis met au jour 1) la relation des Noirs avec les Blancs à Chicago, 2) le monde que les Noirs ont construit dans cet état de subordination et de séparation, et 3) l’influence conjuguée de ces configurations sur la personnalité et les institutions des Noirs de Chicago. Les principaux concepts sociologiques employés sont industrialisation, sécularisation, urbanisation et différentiation sociale, cette dernière rendant compte de la stratification sociale en formation et de l’apparition de types sociaux nouveaux.


Ce livre a pour caractéristique de combiner sociologie et anthropologie. Il examine la structure sociale comme si elle s’était figée dans le temps, ce qui est l’approche de l’anthropologie ; mais il examine aussi les processus et les dynamiques à l’œuvre dans cette structure, selon la démarche de la sociologie. L’expression de Louis Wirth « Le phénomène urbain comme mode de vie » [1938], décrivant la vie des gens qui habitent les villes, résume bien le propos général du livre. Mais avec cette exception d’importance : la vie « Jim Crow* » [subissant la ségrégation] des Noirs dans nos villes surpeuplées diffèrent qualitativement de celle des Blancs et elle est largement méconnues d’eux.


Si, lisant mon roman Native Son, vous doutiez de la réalité de Bigger Thomas, alors observez les taux de délinquance cités dans ce livre-ci ; si, lisant mon autobiographie Black Boy, vous aviez des doutes sur l’image de la vie de famille qu’il montre, alors étudiez les chiffres relatifs au dysfonctionnement familial donnés ici. Black Metropolis décrit les processus qui conditionnent la vie des Noirs telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui, pour la majorité d’entre eux dans le South Side de Chicago, les maintiennent à un niveau d’études primaires, dont 65% subsistant grâce au travail manuel. Après lecture des processus sociaux étudiés dans ce livre, vous ne pourrez plus vous attendre à ce que la vie des Noirs soit autre que ce qu’elle est. Imaginer le contraire reviendrait à voir des Rolls-Royce sortir de la chaîne de montage à l’usine Ford de River Rouge ! Les conditions de vie imposées aux Noirs rendent précisément compte de la structuration de leur existence, à la manière d’un ingénieur esquissant les grandes lignes d’un plan en vue de la construction de machines.


Ne prenez pas à la légère les bas quartiers du South Side de Chicago. Rappelez-vous qu’Hitler vient de ce type de milieu. Rappelez-vous que Chicago pourrait être la Vienne du fascisme américain ! Peuvent émerger de ces secteurs insalubres des idées qui accélèrent la vie ou précipitent la mort, qui apportent la paix ou entraînent vers une autre guerre.


L’Amérique peut-elle changer ces conditions ? N’y a-t-il aucun espoir de comprendre ce problème ? Si l’on ne parvient pas à le résoudre, il est quasi certain que les libéraux, les intellectuels, les artistes, les étudiants, les communistes, socialistes, partisans du New Deal, tous ceux qui aspirent à la vie et la paix auront œuvré en vain et perdront la bataille. En bref, ce qui est arrivé en Europe au cours des vingt dernières années arrivera ici.

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